Le rêve de la chute

Texte de Philippe VOARINO

C’est Kisshomuru Ueshiba, qui fut en réalité à l’origine de ce développement. Cest lui qui enseigna l’Aikido à la nouvelle génération de pratiquants qui débutait à l’Aikikai de Tokyo. Lui qui était à peine plus âgé que ses jeunes élèves Arikawa, Toda, Yamaguchi, Tamura, Kobayashi, Noro, Yamada, Asai, Sugano, Chiba … et qu’on appelait pour cette raison Waka Sensei : Jeune Maître.

Tous avaient plus que jamais recours à mes services bien sûr, mais quelque chose avait changé. Parmi eux, je ne ressentais plus jamais cette nécessité impérieuse de m’envoler que j’avais éprouvée dons les mains d’O Sensei. Avec Kisshomaru Ueshiba, la chute était devenue une sorte de complicité, un arrangement, une entente entre deux partenaires. Dans telle ou telle situation, il était convenu de chuter de telle ou telle façon, mais cette chute n’avait plus comme autrefois un caractère obligatoire, inévitable, elle n’était plus réellement nécessaire.

Mon statut changeait ainsi sans appel. Je n’étais plus le brise-chute sobre et salvateur d’autrefois. J’étais devenu chute de spectacle. Et j’avais perdu dans cette métamorphose mon naturel et ma sincérité. Pensez combien cet avatar fut difficile à vivre pour moi qui suis précisément d’un naturel si spontané ! J’abandonnais là d’un coup ma raison intime d’exister, mon essence même. Las ! Aucun Tenryu ne se leva jamais pour empoigner Kisshomaru et le jeter par terre. Quelqu’un l’eut-il osé, le cours des choses aurait peut-être changé. Mais ça n’arriva pas. Et sans éprouver plus de doutes ou plus de scrupules que cela, tous les élèves quittèrent le Japon pour enseigner et développer sur d’autres continents la façon de pratiquer I’Aikido qu’ils avaient apprise du Doshu, leur professeur.

Alors commença la deuxième partie de ma transformation, on peut dire de mon évolution, tant il est vrai qu’il n’y a aucune fatalité, aucune loi selon laquelle se développer serait nécessairement s’élever, s’accroître et se fortifier. Dans mon cas – j’en suis navré – l’évolution est synonyme de marche constante vers l’état de plus grande débilité.

L’Europe est incontestablement le continent qui me réserva à cet égard les plus belles surprises. Et parmi les pays d’Europe, c’est la France qui s’est aventurée le plus loin dans la voie explorée par l’Akikai.

Le uke n’a plus besoin de personne. Il fait l’Aikido à lui tout seul. Ne riez pas s’il vous plaît, les fédérations et les écoles d’Aikido de ce pays ont mis très sérieusement à leur programme l’étude du rôle d’uke. Comme au théâtre, uke a désormais un rôle. Il a même le premier rôle, car c’est de lui que dépend la qualité du spectacle. Nage quant à lui se contente du beau rôle.

Autrefois uke attaquait, nage le projetait grâce à irimi, et uke chutait par nécessité, victime à la fois de son attaque et de la réaction appropriée de nage. Désormais, uke n’attaque plus réellement, il est éduqué pour se placer délibérément de manière parfaitement irrationnelle – dans une position de chute. Nage effectue alors un mouvement compatible ovec la chute d’uke et qui puisse la rendre plausible. Uke tombe sans y être invité autrement que par sa volonté propre. La France est le pays qui a réussi à inverser la logique de l’Aikido, qui a mis – ô sacrilège – 0 Sensei la tête en bas.

Vous n’êtes pas convaincu ? Alors imaginez qu’un esprit comme moi se faufile partout, et jusque dans les cercles les plus fermés. Eh bien c’est ainsi que j’entendis un jour le jeune Tissier de retour du Japon expliquer à ses amis professeurs : Pour notre Aikido, il faut absolument dresser uke …

Dresser, c’était le mot utilisé. Dresser comme au cirque. Comme on dresse un animal pour que le dompteur puisse faire son numéro. Pas d’animal dressé, pas de numéro, et bien sûr pas de public non plus. Depuis que la génération des élèves du Doshu Kisshomaru Ueshiba a pris la direction de l’Aikido international, on peut dire que cette version arrangée d’un point de vue chorégraphique de l’art d’0 Sensei est devenue la forme normale de l’Aikido, aussi bien en Europe que sur les autres continents. Moi qui ai connu une autre époque et une autre manière.

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